Jean d’OMESSON - Giono ou Un miracle très
naturel.
La légende veut que la vocation d’un
petit commis de Manosque, fils d’un cordonnier et d’une
blanchisseuse , ait été éveillée par une
phrase de Kipling, dans le Livre de la jungle : «Il était
sept heures, par un soir très chaud sur les collines de
Senoe… ». Dans les lettres françaises, si
attachées à Paris et à ses ascensions ou à
la ville de province, à ses lenteurs et à ses vices, si
friandes de chapelles, de préfaces et de manifestes, Jean Giono
est un miracle. Il cumule les paradoxes. Il fait entrer une nature
sauvage dans une littérature vouée depuis des
siècles à l ‘analyse. Il rend à
l’art du conteur toute sa dignité. Il ouvre aux influences
étrangères les salons renfermés du roman
traditionnel.
La nature est plus qu’un cadre dans
l’œuvre de Giono : c’est un personnage. Et le
premier. Avec ses orages et ses troupeaux, avec le vent et les
collines, avec ses rivières et ses forêts, elle occupe ans
cesse le devant de la scène. En l’homme même, la
nature est toujours présente. On n’a peut-être pas
assez observé qu’à travers les fameuses variations
de style qui ont fait verser tant d’encre, elle revient toujours
sous d’autres formes. Le choléra du Hussard sur le Toit,
ce sont encore les forces de la nature qui s’exercent à
travers l’homme et ses folles aventures. Peut-être
serait-il permis de soutenir qu’avec la nature, l’espace
acquiert chez Giono une importance nouvelle. La littérature
d’analyse privilégiait tout naturellement le temps. Le
temps coule chez Giono, avec la course du soleil et les saisons qui se
succèdent. Mais la présence de l’espace, avec ses
paysages sauvages, ses champs labourés, ses chemins parcourus, y
est plus sensible encore. On a pu souligner, chez Stendhal, le
rôle de la dimension verticale, avec les tours, les clochers, les
arbres. C’est l’espace horizontal qui triomphe chez Giono,
à travers les forêts et les montagnes.
Cette nature n’est pas nécessairement
bonne. Elle peut être rude et cruelle. Elle est toujours
violente. Il y a des pages de Giono d’une dureté
incroyable sur les paysans de Provence, de cette haute Provence
implacable où s’effacent d’un seul coup toutes les
joliettes et toutes les grâces un peu mièvres de la
Provence maritime. Giono la contemple et la décrit avec une
grandeur sans rivale. Ramuz est moins éclatant, et Colette se
limite, avec génie, à son jardin secret, à ses
treilles et à ses chats. La nature de Giono est toute
mêlée aux combats des hommes. Le sang y coule volontiers
et les cadavres la nourrissent. Le risque de cette nature - et Giono y
succombe - c’est de mener précisément à une
certaine image de l’homme qu’il s’agit de
défendre.D’où, dans cet air si pur, les tentatives
de l’artifice, du prophétisme, de la prédication -
de tout ce que René Char appelait joliment la gionisse. Elles
sont sensibles dans le Grand Troupeau. On dirait que la nature se venge
du poète rustique quand il veut se hausser aux dimensions du
penseur. Le génie de Giono, qui éclate dans le Hussard
comme il éclatait dans Colline, c’est le génie du
conteur.
Ce génie du conteur s’est
déguisé sous mille formes. Peu
d’évènements littéraires auront
suscités autant de stupéfactions que les genres
successifs de Giono. On dirait ces périodes des peintres dont la
palette se modifie radicalement. On avait d’abord parlé de
Virgile. C’est un lieu commun d’évoquer ensuite
Stendhal. Le style se modifie, l’aventure
s’accélère, l’humour se taille une place,
Alexandre Dumas lui-même n’est pas très loin. Et
pourtant, à travers la coupure indéniable, à
travers les oppositions qu’on voudra entre les différentes
manières, le fil n’est pas rompu : la nature est toujours
là, avec ses espaces et ses neiges, et l’art du conteur
n’a rien perdu de sa saveur. Il n’a fait que gagner en
mouvement et en goût du bonheur.
Le conteur en Giono n’est pas prisonnier
d’une formule. Il ne se contente pas de passer dans le roman, des
Vraies Richesse au Bonheur fou. Il s’attaque encore au
théâtre, au journal dialogué, aux commentaires
historiques ou géographiques, aux notes de voyage, aux essais,
aux chroniques. Partout, Giono s’assied et se met à
raconter. C’est le conteur arabe dans les collines de Provence.
Ce goût du plein air et ce mépris des
théories littéraires n’est pas tout à fait
français. Et Giono n’est pas très
représentatif, en effet, de ce qu’on a pu appeler, de
Racine à Giraudoux et de Villon à Péguy, le
génie français. On a déjà prononcé
ici le nom de Rudyard Kipling. Et chacun à parlé,
à propos de Giono, de Virgile et d’Homère. Mais ce
sont bien d’autres noms encore dont il faudrait se souvenir.
Certains viennent d’Italie ou de Méditerranée,
d’autres de ce monde anglo-saxon à qui Giono est uni par
tous les liens épiques d’une certaine violence pacifiste
et de l’amour du plein air. Il faudrait penser à Melville,
dont il a parlé, à Walt Whitman, à Joseph Conrad,
à D. H. Lawrence. Peut-être même à Henry
Miller. Et puis, d’un autre côté, non seulement
à Stendhal, citoyen de Milan, mais un peu bizarrement à
Machiavel qu’il connait à merveille. Ainsi, cet art si
simple est un art très savant : il se situe à un
confluent d’influences parfois très reculées dans
l’espace et le temps. On y entendrait peut-être
jusqu’à des échos lointains de quelque mythique
Asie.
Giono, si présent, et dont le silence est si
sensible, n’est pourtant pas un moderne. Le moderne est
raffiné, vaguement décadent, souvent théorique,
contemporain des machines et du mouvement social. Giono est
au-delà du moderne. Dans un âge où tout passe si
vite, il s’enracine à l’éternel. C’est
ce qui manque au monde moderne qui nous parle par sa voix : les
forêts, les sources, les grands espaces, les collines. Cette voix
si neuve n’a pas fondé d’école. ce ta rt si
puissant se moquait de la forme, des subtilités du langage, des
broderies savantes de la communication. Cet apôtre et ce sage
n’était pas un philosophe. Il n’aspirait à
rien d’autre qu’à raconter des histoires. Les
histoires de la terre des hommes. Il écrivait comme les sources
coulent, comme Angelo se bat, comme les arbres poussent lentement sous
les orages et sous le soleil : avec puissance et avec
allégresse. C’est quand il se met à penser
qu’il est le moins convaincant. Mais quand il se promène
sous les étoiles et qu’il nous entraine parmi ses paysans,
ses aubergistes, ses soldats, ses aventuriers et ses femmes au grand
cœur, c’est la délivrance par
l’épopée. Giono ou la joie. Giono ou la splendeur
des collines. Giono ou les grands chemins. Giono aux quatre vents de la
nature et des hommes. Ni philosophe, ni très français, ni
très moderne, on dirait une exception depuis longtemps attendue,
qui nous parle d’un passé très lointain et
d’un avenir - hélas ! - de rêve. Giono : un miracle
très naturel.
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