“Les écrivains meurent
aussi…”
“Il n’explique rien,
parce que qu’il n’y a rien à expliquer.”
… Son écriture est semblable aux jours
de sa vie, c’est-à-dire que rien en elle
n’appartient à la mort. Ses mots ne sont ni pour le
passé ni pour l’avenir, ils sont présents, ils ne
parlent qu’aux présents. Ils sont
l’exagération de la vie, la force du corps, le cœur
qui bat, les poumons qui respirent, les glandes qui
sécrètent, la vibration de chaque cellule, et la
réponse de chaque cellule aux vibrations qui l’entourent.
La négation de la mort, le triomphe de l’œuvre de
paroles sur l’oubli du monde muet, il y a peu
d’écrivain français qui en parlent aussi
précisément que Giono. C’est pour cela que sa mort
est en apparence aussi incroyable, aussi atterrante. Jean Giono est un
très grand écrivain, l’un des plus importants de
notre siècle sans doute : il est de ceux qui nous ont
parlé de la façon la plus proche, qui nous ont
donné à voir des légendes et des paysages si beaux
que c’est comme si nous les avions inventés
nous-mêmes : mieux encore, c’est comme si nous avions ces
histoires au fond de nous, cachées à la manière
des souvenirs, intimes, réelles à force
d’être reconnues : une grande partie de nous-mêmes en
vérité, un rêve partagé, durable,
indestructible, une connaissance qui nous appartient si tangiblement
qu’aucun évènement réel, sinon notre propre
mort, ne saura l’effacer; quelque chose en nous marqué,
une mémoire semblable à celle de nos expériences,
de notre enfance, de nos passions, de nos désirs, de nos
nourritures, de l’eau, du vent et du soleil que nous avons
premièrement connus. Quelle mort pourrait venir à bout de
tout cela ? Un tel langage passé en nous peut-il mourir ? Alors
nous apercevons tout à coup la puissance de
l’écriture, la permanence de la beauté
inventée, puisqu’elle permet cette survie au-delà
de la nature même.
Ce qui fait la force de l’œuvre de Giono, c’est
d’abord ce qu’elle trouve en l’homme de plus grand
que l’homme. Comme Melville, comme Faulkner, Giono est un de ceux
qui ont réussi à sortir le roman de
l’ornière psychologique. Il a restitué à
l’homme sa véritable dimension, l’univers, et
l’a ainsi humilié et grandi. Son regard a traversé
de part en part l’anecdote humaine (où nous sommes
prisonniers) pour apercevoir les mystères et la beauté,
la liberté animale.
Mais la force de cette écriture, c’est surtout le triomphe
de la vie. On a beaucoup parlé de la nature chez Giono comme
d’un thème. Mais c’est plus qu’un
thème, c’est toute l’œuvre de Giono qui est
mélangée à la nature, qui est la nature. Les
citadins opposent volontiers la nature et la société,
l’homme des champs et l’homme de la ville. S’il
n’y avait eu que cela dans les livres de Giono, nous
n’aurions pas senti le passage de la vérité. Pour
Giono, il n’y a jamais rien d’autre que la nature,
c’est-à-dire l’univers terrestre sous sa forme
illogique et puissante, sous sa forme libre. Le monde dont nous parle
Giono est un monde d’avant ou d’après l’homme,
un monde qui vient d’être créé, où
n’existent que les grandes forces de la vie. Mais ce monde ne
nous est pas étranger. Ces forces sont en nous. L’amour,
la haine, le désir, la cruauté, tous ces mouvements qui
animent l’homme sont les mouvements de la vie universelle, les
mouvements réels qui proclament continuellement la
souveraineté de la vie.
Pour Giono, l’homme, quel qu’il soit, où qu’il
soit, n’est jamais séparé de la
vérité terrestre. Il appartient au règne vivant,
il est l’un des accidents de la création, une figure parmi
les autres. La plus compréhensible, sans doute, mais nullement
séparée du reste de l’univers, nullement
supérieure. C’est la force de l’écriture de
Giono, c’est pour cela que ses rêves sont à ce point
en nous : les forces de la vie sont toujours naturelles. Giono invente
nos racines, l’origine du mal, le cheminement de nos souffrances
et de nos passions; il les découvre dans la terre même,
dans les rythmes diurne et nocturne, dans le passage des saisons; dans
la volonté de l’herbe, dans les rochers, les nuages, le
bruit des insectes, le rut des animaux. Sa vérité est
à la fois celle de Rousseau et celle de Jung. Giono est beaucoup
plus qu’un écrivain régional,sa cosmogonie est
née en Provence par hasard, parce que cette terre était
celle qui lui était la plus proche, celle dont le visage
ressemblait le plus à son propre visage.On n’imagine pas
Giono vivant dans les Flandres, ni Faulkner dans le Nouveau-Mexique, et
pourtant, il est évident que leur vérité a une
autre profondeur; elle puise dans la matrice même de la terre.
C’est que cette écriture n’est pas un passage : elle
est une soif de connaissance, une recherche du savoir réel; elle
a besoin d’un territoire pour survivre, où elle pourra
consommer les richesses de la terre, respirer l’air, boire
l’eau, étendre ses branches. Reconnaître chaque
pierre, chaque colline, chaque rivière, pour essayer d’en
arracher le secret de vie. Les mouvements qui parcourent la terre, les
nuits toujours différentes, les passions de
l’été, les passions de l’hiver; les crimes
commis à cause de la lune, à cause du désir de
possession; les folies qui naissent de la foule, de la panique, ou bien
celles qui naissent de la solitude; la faim, la peur de la mort; les
mystères que sont le vent et les orages, l’ivresse du
soleil; la science des éléments, la science du temps, et
de l’espace; la chaleur de la vie, l’amour, la
maternité, le drame de la naissance; tout cela que nous vivons
continuellement, simplement, qui est notre aventure quotidienne, Giono
nous en donne le chant, chargé de tous ses lourds secrets. Il
n’explique rien, parce que qu’il n’y a rien à
expliquer. Il n’analyse rien, parce que ces choses sont sans
raison, sans origine. Il se contente, une fois écarté le
fatras de nos connaissances intellectuelles, une fois balayée la
poussière de nos édifices artificiels, de nous en
révéler le bonheur.
…
Partie de l’article que J. M. Le Clézio écrivit
suite à la mort de l’écrivain et qui parut dans - Le Figaro Littéraire - des
19-25 octobre 1970
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